Ceyal's Log

Notes from a Computer Engineer


Cyberpunk 2077, Stadia, et la possession du jeu vidéo

Le mois dernier, je me suis inscrit à Google Stadia et j’ai acheté le dernier jeu de CD PROJEKT RED, Cyberpunk 2077, sur cette plateforme. Après environ 60h de jeu, il est l’heure d’un premier bilan.

Note : depuis la publication de cet article, Stadia a fermé. L’article parlait de cette éventualité, donc il reste pertinent.

Stadia

Si vous l’ignoriez encore, Stadia est le service de cloud gaming de Google. Le cloud gaming est un moyen de jouer à des jeux vidéos sans disposer soi même d’une machine qui permette de l’exécuter. À la place, le jeu est exécuté sur un serveur distant : mes commandes sont envoyés au serveur, qui me renvoie l’image en réponse.

Stadia n’est bien sûr pas le seul service de Cloud Gaming. Un des premiers services de ce genre est le français Shadow, qui vous propose moyennant un abonnement de disposer d’un véritable PC sous Windows hébergé dans un datacenter. Ici, vous disposez d’une machine entière qui vous est allouée, avec la promesse d’un renouvellement relativement fréquent du matériel. Sur Stadia, par contre, impossible d’utiliser les ressources allouées pour autre chose que le jeu que l’on vient de lancer. À mi chemin entre ces deux modèles, on trouve GEForce Now, du constructeur de puces graphiques Nvidia. Si ce service ne peut être utilisé que pour le jeu, il fait bel et bien tourner des machines Windows et exploite la bibliothèque de jeux PC de l’utilisateur.

Les grands noms de l’industrie du jeu vidéo s’essayent aussi à cette technologie : Microsoft a lancé le projet xCloud en Beta, Sony travaille avec Microsoft pour lancer son propre service, et certains jeux Nintendo Switch trop gourmands pour tourner sur la console sont en réalité exécutés sur un serveur distant (ce qui demande une connexion internet permanente… et réduit un peu l’intérêt de jouer sur une console nomade).

En quelques points, voici ce qu’il faut savoir de Stadia :

  • Les jeux vendus sur Stadia sont des versions exclusives à cette plateforme. On ne peut donc pas jouer à un jeu PC sur Stadia ou vice versa.
  • L’accès à Stadia est “gratuit” : vous pouvez jouer à tous les jeux que vous avez acheté sans payer d’abonnement.
  • Un abonnement Premium à 11.- par mois permet d’accéder au jeu en 4K, en HDR et au son surround. Il donne également accès à une bibliothèque de jeux inclus dans l’abonnement.
  • Stadia peut être utilisé depuis un navigateur web basé sur Chromium (Chrome, Brave, le nouveau Edge, …) ; sur un smartphone ou une tablette Android (iOS également depuis peu via Safari1) ; sur un Chromecast Ultra.
  • Stadia vise à fournir une expérience la plus fluide possible au client. Le lancement d’un jeu est assez rapide et se fait simplement en cliquant sur “Play” depuis la page d’accueil, et ce depuis n’importe quel appareil.

Pourquoi j’ai essayé, et ce que ça donne concrètement

Poster Cyberpunk 2077

Je n’avais pas l’intention d’acheter Cyberpunk 2077, ou en tout cas pas aussi tôt. En effet, les premiers retours faisaient état d’une quantité inquiétante de problèmes qui gênaient gravement l’expérience de jeu.

Cependant, une campagne marketing alléchante m’a vite fait changer d’avis. En effet, pour faire la promotion de son service, Google a eu la bonne idée d’offrir une Founder Edition de Stadia - d’une valeur de 120 francs - à tout acheteur de Cyberpunk 2077. Oui, pour tout achat d’un jeu à 60 francs, vous disposez gratuitement d’un Chromecast Ultra (valeur ~80 francs) et d’une manette Stadia (valeur ~70) francs.

La question était vite répondue. Pour 59 francs, je disposais d’un nouveau Chromecast, d’une manette connectée, et d’un jeu que j’aurais de toute façon acheté. Ni une, ni deux, me voilà inscrit sur Stadia. J’ai d’ailleurs bien fait de sauter sur l’offre, puisque Google a du la terminer plus tôt que prévu en raison d’une trop forte demande.

Avant même de recevoir ma manette et mon Chromecast, j’ai pu utiliser mon laptop (un Thinkpad sans carte graphique) et une manette de PS4 pour débuter le jeu. Pour m’assurer de réduire au maximum la latence, j’ai connecté mon laptop directement à mon routeur avec un câble. Et l’expérience était assez proche de la perfection pour que je ne remarque pas que je jouais sur un serveur distant.

Pour le contexte, je dispose d’un débit de 500 à 600 Mbps, et en écrivant ces lignes mon ping vers les serveurs de Stadia est d’environ 20 millisecondes. Cela signifie qu’entre l’appui d’une touche et le déplacement du personnage à l’écran, il s’écoulera au minimum 20 millisecondes. Autrement dit rien du tout, si le serveur parvient à traiter mon input et à générer et à compresser l’image assez vite.

Très honnêtement, je ne sais pas vraiment quoi ajouter sur la qualité du service, tant je n’ai pas été déçu dans ces conditions optimales. Ainsi, si vous avez une connexion 600 mégas et une faible latence, vous pouvez foncer sans vous poser trop de questions.

Maintenant, si vous n’avez pas cette configuration, je peux quand même vous donner quelques informations :

  • J’ai testé le jeu sur mon laptop en WiFi. J’ai constaté quelques décrochages (freeze d’une ou deux secondes, suivi d’une image de faible qualité pendant une ou deux secondes de plus), que j’attribue à une mauvaise stabilité de mon WiFi ou à des interférences.
  • J’ai testé le jeu sur mon Chromecast Ultra en Wifi, et c’est l’expérience qui m’a le plus déçu pour l’instant. L’intégration de la manette Stadia est très bien faite, mais j’ai ressenti encore plus de décrochages. J’ai depuis acheté un switch pour pouvoir connecter le Chromecast en Ethernet, et le problème ne s’y produit plus.
  • J’ai testé le jeu sur le WiFi de mon école, et je n’ai pas ressenti de problèmes (malgré un débit plus faible, autour des 90 Mbps)
  • J’ai testé le jeu sur l’ADSL de mes parents, soit environ 15 Mbps avec une latence autour des 50ms. De manière tout à fait surprenante, j’ai pu jouer pendant plus d’une heure sans aucun drop - simplement quelques artefacts de compression de temps à autre, mais rien de bloquant. C’est devenu une autre histoire lorsque ma sœur s’est connectée sur Netflix : on peut donc en déduire sans trop se mouiller que Stadia a besoin d’un 15 Mbps à peu près constant. Si vous avez moins, ou que vous êtes rarement seul sur votre réseau, passez votre chemin.

Oui mais… (Où l’on débat de la possession des jeux en 2021)

Oui mais voilà, malgré ce tableau prometteur, j’en entends déjà objecter au premier rang : le jeu n’est pas à moi. Si Google décide d’envoyer Stadia dans son cimetière, alors tous les jeux que je “possède” sur la plateforme me deviendront inaccessibles pour toujours. D’ailleurs, pas besoin d’attendre que Google ne ferme le service. Si mon compte Google est désactivé ou supprimé, je perdrais également l’accès à mes jeux.

C’est cela qui, pour certains, constitue encore aujourd’hui un deal breaker. Bien que je comprenne tout à fait en quoi cette perspective peut, à juste titre, inquiéter, je vais tenter de la nuancer un petit peu.

En 2021, sur PC comme sur console, nos jeux sont de plus en plus dématérialisés. Sur PC, cela fait des années que la majorité des versions “boite” des jeux ne contiennent qu’un vulgaire code de téléchargement pour une plateforme quelconque. Sur console, la présence d’un disque est encore la norme, mais la sortie d’une PS5 sans lecteur de disque indique bien la tendance de ces prochaines années. En outre, notre chère galette de plastique n’est souvent rien sans son patch “day one” de plusieurs giga octets. Autrement dit, il est très rare en 2021 de jouer à un jeu vidéo sans se connecter à un serveur.

Que se passera-t-il en 2040, quand nos “old-gen” actuelles seront dépréciées depuis plus de 20 ans? Les serveurs seront débranchés, et il deviendra impossible de télécharger ces patches “day one” ou ces jeux dont on a encore la boite-qui-contenait-le-code. Vous vous pensez plus mâlin que tout le monde ? Vous avez fait une copie de votre disque dur et vous disposez encore de l’intégralité des fichiers du jeu ? Chouette. Cependant, vous risquez d’avoir beaucoup de mal à lancer votre jeu s’il utilise un DRM qui vérifie l’activation en ligne et que le serveur a été débranché. Et si, avec un peu de chance, vous trouvez un crack fonctionnel, bonne chance pour trouver du matériel encore capable de faire tourner ces antiquités. Bref, c’est assez désolant, mais une édition récente d’un jeu vidéo semble avoir, pour le commun des mortels, une durée de vie réduite.

Si ce scénario est probablement un peu pessimiste, je souhaite avant tout souligner notre dépendance à des serveurs distants lorsque l’on joue. Si demain Valve fait faillite ou décide de fermer Steam, nous serons nombreux à perdre l’accès à des jeux que l’on aime, parce que nous les avions achetés sur Steam. Certes, nos disques durs ne seront pas effacés pour autant, mais la promesse de Steam est de pouvoir télécharger nos jeux en tout temps, aussi il est peu probable que chacun d’entre nous dispose d’une copie entière de sa bibliothèque. Et quand bien même, la majorité de ces copies, si elles sont par chance exemptées de DRM, ne survivront pas à des années de changements de machines et de vieillissement de matériel.

Utiliser Stadia, c’est pousser le concept du dématérialisé jusqu’au bout : puisque, finalement, je ne possède plus vraiment les jeux que j’achète, autant me libérer pour de bon de la contrainte physique. Ce n’est que la suite logique de la dématérialisation à laquelle on assiste depuis plusieurs années2. Si, de toute façon, je n’ai pas de garanties sur la possibilité de jouer dans 10 ans au jeu que “j’achète” maintenant, alors pourquoi m’imposer l’achat d’un PC ou d’une Console (prix d’entrée entre 500 et 1500 francs) ?

Si je me vois aujourd’hui en train de défendre cette position, elle me désole toujours un peu. Ayant l’occasion de croiser de temps en temps des archivistes du Musée Bolo, je ne peux que les plaindre, eux qui vont devoir trouver des manières de conserver ces jeux en évolution perpétuelle. Comment vont-ils conserver un Fortnite une fois que les serveurs auront été coupés ? Et Cyberpunk 2077, quelle version vont-ils conserver ? Étant moi même un peu attaché à certaines oeuvres que j’aime particulièrement, je n’aime pas me dire que je ne pourrais probablement plus y jouer dans une dizaine d’années.

Alors, comme souvent, j’adopte une position intermédiaire. Nous vivons dans une culture d’abondance. On achète un jeu, on y joue une heure - si on y joue - et on passe au suivant. Les jeux qui nous marquent, ceux vers lesquels on a envie de revenir, sont l’exception et pas la règle. S’il est possible de faire quelques efforts pour se concentrer sur des jeux qui nous plaisent vraiment, on continue de crouler sous les propositions alléchantes. Alors ces jeux là, ceux que j’achète au kilo pendant les soldes Steam, tant pis. Tant pis si, demain, j’en perds la moitié parce que Gabe Newell a renversé son café sur un serveur. Et tant qu’à faire, quitte à risquer de les perdre, autant pouvoir y accéder partout, tout le temps (sauf quand Google subit une panne mondiale).

Par contre, ces jeux qui me marquent, j’aimerais en avoir une copie physique. Une édition que je puisse chérir, protéger. Si possible, sur un hardware que je puisse également maintenir en forme, afin de pouvoir encore profiter de ces jeux dans des dizaines d’années, peut être montrer à des enfants du futur ce qui, moi, m’a marqué dans le jeu vidéo quand j’avais 20 ans. Actuellement, il s’agit principalement de jeux Switch, mais il y a aussi quelques jeux PC3 dont j’aimerais pouvoir disposer d’une copie physique. Si votre jeu favori est un jeu dématérialisé, alors commencez dès aujourd’hui à rechercher une copie physique, si elle existe, parce que vous ne pourrez peut-être plus le faire demain.

Le jeu vidéo n’est pas l’exception

Pour conclure cet article sur une belle ouverture, je dirais que le jeu vidéo n’est, fatalement, pas le seul média touché par la dématérialisation4. En 2021, on écoute notre musique sur Spotify, on regarde nos séries et films sur Netflix, on lit nos livres et BD sur Kobo, on regarde nos anime sur Crunchyroll. Rien de tout cela ne nous appartient, et peu de choses nous marquent finalement. Quand on écoute des heures de musique recommandée par des algorithmes chaque jour, difficile d’être marqué ou touché.

Et comme pour le jeu vidéo, la bonne attitude est une attitude intermédiaire. Non, je ne souhaite pas perdre mon abonnement à Youtube Music. Mais, cependant, j’achète de plus en plus souvent des disques. Des bon vieux disques analogiques en vinyle. C’est pas très pratique, ça prend un peu de place, ça coûte cher, mais c’est à moi, et on ne pourra pas demain m’empêcher de l’écouter.

Note d’édition - 2023

Depuis la publication de cet article, Stadia a définitivement fermé ses portes. Si on pouvait s’y attendre (Google est bien connu pour cela), je ne m’attendais personnellement pas à ce que cela arrive si vite.

Je n’ai pas perdu grand chose dans cette affaire. Le jeu que j’ai acheté (Cyberpunk 2077) m’a été remboursé, et j’ai pu conserver le Chromecast et la manette Stadia (une très bonne manette PC, par ailleurs). J’ai pu récupérer ma sauvegarde Cyberpunk et la réimporter après avoir acheté le jeu sur Steam.

La fermeture anticipée est donc un peu triste, mais le remboursement intégral fait que les jeux ne sont pas perdus : il faut simplement les racheter sur une autre plateforme pour pouvoir continuer.


  1. Apple ne semble pas vouloir d’une application Stadia dans son store. En attendant, il est possible d’utiliser le service via le site web - cf Support Google ↩︎

  2. Les ventes en dématérialisé ont d’ailleurs dépassé les ventes en physique cette année - cf Clubic ↩︎

  3. C’est malheureusement souvent assez compliqué. Minecraft n’existe bien sûr pas en version physique [mais la simplicité de sa distribution, via des serveurs sans authentification, me laisse penser qu’en cas de fermeture du studio, la communauté prendra rapidement le relais]. Portal 2, un des jeux qui me tient le plus à coeur, est difficile à obtenir en version physique, et je dois accepter le risque qu’il me devienne demain inaccessible. ↩︎

  4. Vagues Généralités pour Briller en Société, Jean-Bernard Lumière, ed. l’Évidence, 2019 ↩︎